Parfois, ça nous brûle les lèvres : on a envie de dire à nos collègues et notre hiérarchie tout le bien qu’on pense d’eux. Oui mais voilà, on craint un peu les représailles et l’on ne sait trop où si la liberté d’expression à droit de cité entre les murs de l’entreprise.
Petit précis de droit à l’usage des salariés qui fulminent.
Un salarié reste avant tout un être humain, et jouit donc de l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui instaure la liberté d’expression comme un droit inaliénable des individus. Bonne nouvelle : ledit article est repris dans le Code du Travail (L. 1121-1), assurant par là sa validité en entreprise. Il est même souligné par les alinéas L. 2281-1 et L2281-3 qui posent que « les salariés bénéficient d’un droit d’expression directe et collective » et que « les opinions que les salariés […] émettent dans l’exercice du droit d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement ». En résumé, vous ne sauriez être inquiétés pour avoir critiqué le goût du café servi par le distributeur, et cela même si l’oreille qui recueille vos douceurs est celle d’un supérieur hiérarchique. Vous pouvez même estimer que votre planning n’est pas idéal ou que la répartition des missions est inadéquate. Bref, en entreprise comme ailleurs, la France s’assure que vous n’étouffiez pas sous l’épaisseur de votre bâillon.
Attention, toutefois, à ne pas abuser des bonnes choses et à garder en tête que « la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres ». Il reste possible de sanctionner une parole lorsque celle-ci dérive vers l’abus. Autrement dit, l’on peut vous reprocher une dérive telle que l’injure (définie comme outrageante et être fondée sur des faits), la malveillance, la diffamation ou la divulgation d’informations.
Difficile d’établir avec précision la frontière entière expression et abus. Les juges rendent leur verdict au cas par cas, en appréciant le contexte tout autant que certains facteurs clefs comme :
- La position hiérarchique du salarié. Plus un salarié occupe une position élevée (cadre, notamment), plus son devoir de réserve et de discrétion est important. Ainsi, un salarié du service comptable pourra être sanctionné pour avoir diffusé –avant communication de la direction sur le sujet– des informations sur l’état de santé de l’entreprise, et cela même si les salariés sont concernés
- La diffusion des propos. Globalement, plus les propos sont relayés, plus ils sont susceptibles d’être considérés comme nuisibles à l’organisation, et donc passibles de sanction. L’audience et le caractère systématique de vos remarques ont toutes les chances de se retourner contre vous.
- Le caractère argumenté des reproches. Un salarié est en droit de critiquer la nature ou l’organisation de son travail. On ne saurait le sanctionner s’il remet en cause certaines décisions prises par la direction. En revanche, des arguments sont nécessaires pour distinguer clairement la réflexion de la diffamation.
Aujourd’hui, c’est bien loin de la machine à café que les langues se libèrent. Parce qu’ils promettent de ne s’adresser qu’à des « amis choisis », les réseaux sociaux sont les nouvelles salles de pause. Mais s’épancher sur son mur comme dans les pages d’un journal intime n’est pas sans conséquences ; les licenciements pour « faute grave ou lourde » liée à des propos en ligne se multiplient. En effet, depuis la jurisprudence posée par l’affaire Alten en 2010, le critère de la « diffusion des propos » prime également sur la toile. C’est donc le paramétrage du compte qui définit la frontière entre sphères privée (pratiquement inattaquable) et publiques (passibles de sanctions pénales). C’est donc, là encore, au cas par cas que les juges valident ou non les licenciements pour « déloyauté » et « atteinte à l’image de l’entreprise » ; les jugements abondent dans un sens comme dans l’autre.
La question de l’audience est donc primordiale. Le contenu du message incriminé est en lui-même moins important que son audience potentielle. Ainsi, une même attaque ne donnera pas lieu à la même condamnation selon qu’elle est postée dans un groupe privé ou en légende d’une photo de profil. Il convient d’être très attentif, car toute page accessible par un moteur de recherche est considérée par publique.
Reste que s’il souhaite licencier pour faute (grave ou lourde) un salarié, l’employeur est dans l’obligation d’apporter les éléments justifiant son action, les preuves à charge. Une simple délation de collègues ne suffit pas, ni même une capture d’écran du message visé. Afin d’authentifier cette dernière, l’intervention d’un huissier est nécessaire.
Rappelons enfin que le cocon de votre sphère privée n’est pas une armure à toute épreuve : une injure non-publique peut également est pénalement sanctionnée. Même « entre amis », rien ne saurait justifier la déloyauté ou la violation du devoir de réserve. C’est pourquoi ces deux motifs sont bien plus souvent avancés que l’injure lorsque les réseaux sociaux sont au cœur de la question.
Quid du droit d’expression une fois que le lien de subordination n’est plus d’actualité ? La parole est-elle libérée en même temps que le salarié ? Pas tout à fait. Selon un jugement très médiatisé opposant un fraîchement licencié Patrick Poivre d’Arvor à TF1 et rendu le 14 janvier 2014, un employeur peut imposer à un ancien salarié un devoir de discrétion. Il convient donc de s’en référé au contrat de travail, dont la clause de confidentialité peut s’étendre au-delà de la durée de la mission.
Dans le cas PPDA, le tribunal a ainsi donné raison à la chaîne -qui avait fait signer à son journaliste un engagement de confidentialité- et ce dans la mesure où cette restriction des libertés ne visait qu’à protéger l’image de l’entreprise. L’existence d’un document écrit et signé est alors primordiale : l’ancien salarié est condamné non pas pour avoir abusé de sa liberté d’expression, mais pour n’avoir pas respecté un engagement écrit.
En l’absence d’un tel candidat, les jugements se montrent généralement cléments envers l’ancien salarié. Les relations ne sont plus hiérarchiques mais restent humaines, les limites sont donc les mêmes : critique, oui, mais ni injure ni diffamation. La liberté des uns s’arrête, encore et toujours, où comment celle des autres. A bon entendeur…